Puisque nous sommes des cyclotouristes, notre activité est un subtil compromis entre le sport et la convivialité. Donc de la randonnée, petite, grande et très grande, de la culture sans excés et de la bou..., pardon gastronomie, avec excès.
Paris-Roubaix, la reine des classiques du nord, l'image d'un peloton lancé à toute blinde dans la trouée de Wallers-Arenberg, les chutes, les bras qui vibrent, les groupes qui s'égrainent au fil des secteurs pavés pour qu'au bout de l'enfer quelques-uns se disputent la victoire dans l'antique vélodrome de Roubaix. Parfois, un solitaire qui a tout fait exploser s'impose en empereur du cyclisme : Moser, De Vlaeminck, Hinault, Museeuw, Boonen, Cancellara. Que des grands noms mais parfois un outsider. Qui n'a pas vibré, au sens propre comme au figuré, devant la bravoure des coursiers ? Affalés sur la pelouse du vélodrome, ils chassent la poussière sous le gant de toilette d'un soigneur attentionné avant de soulever en trophée un pavé de plusieurs kilos malgré des bras bien secoués qui implorent un repos mérité…
Eh bien, tout un chacun peut vivre une version un peu plus soft de la course en prenant part à la version cyclo FFCT ou, la veille de la course, à la version cyclosportive. Nous avions opté, Michel et moi, pour la version FFCT qui propose un 210 km avec 50 km de pavés et un 120 km avec 35 km de « concassage » de bras et de mains ; la deuxième option nous a paru bien suffisante. Ce parcours a en outre l'avantage de partir de Wallers-Arenberg, accessible depuis Lille en à peine trois quarts d'heure de voiture.
Michel avait retenu sur Airbnb à La Madeleine un appartement fort agréable. Séquence souvenir pour moi puisque j'ai passé trois ans, dans les années quatre-vingt, dans cette banlieue plutôt coquette et proche du centre ville de Lille. Un peu de gymnastique intellectuelle nous avait permis d'échafauder une logistique sans faille pour récupérer le lundi matin, grâce au TER et avec une petite demi-heure de vélo, le fourgon laissé à Arenberg le dimanche matin, au départ de la rando, tout en nous avançant pour le trajet de retour (1 100 km de Marseille à Lille et idem au retour, quand même). Un peu de blablacar au passage, pour se donner une bonne conscience écologique tout en rendant service à des passagers plus ou moins jeunes, c'est toujours ça de pris et une légère baisse du ratio kg de CO2 par passager… Que Giovanni veuille bien nous absoudre.
Ayant fait le trajet Chapareillan ou Marseille/Lille le vendredi, le samedi a été consacré à une visite assez complète du centre ville de Lille, agrémentée de deux concerts attrapés au passage comme de vrais ballons d'oxygène culturel avant un dimanche présumé de brutes. L'occasion aussi de déguster une carbonnade flamande, spécialité locale, et de constater comment une rue (celle de Gand) a pu changer de physionomie, passant en trente ans d'un repaire sordide des turpitudes humaines à une foison de restos bobos et de façades réhabilitées : étonnant ! Il a même fini par faire beau en fin de journée, une fois les nuages bas matinaux dissipés… vers 18 heures, habitude météorologique tout à fait classique en ces lieux.
Nous voilà donc le dimanche matin à Arenberg, juste à l'entrée du premier secteur pavé (pour nous), la Drève des Boules d'Hérin, plus connue sous le nom de Trouée d'Arenberg. Techniquement, il convient de préciser la nature de nos montures respectives : pour Michel, un VTT tout suspendu avec blocage des suspensions pour les sections asphaltées majoritaires et des pneus peu cramponnés de un pouce et demi ; pour moi, un ancien VTT en acier, sans suspensions, remonté récemment en gravel avec un cintre de route et la même dimension de pneus, qui s'est avérée tout à fait opérante sur les pavés comme sur les sentes des bas-côtés.
A peine le temps de s'échauffer et ratatatata-ratatata, bienvenue en enfer ! Ça secoue, ça vibre, mais ça passe très bien. 2,4 km plus loin, on ne fait pas comme Johann Museeuw, tombé dans le virage juste à la sortie, le genou en compote et au bord de l'amputation, mais on s'arrête pour la photo souvenir ; on est loin, donc on profite ! Un peu plus loin, il nous faut une petite erreur d'itinéraire pour comprendre qu'il va falloir être vigilant au balisage, un peu baveux sur les bords, pour rejoindre le vélodrome de Roubaix sans faire tout le tour du Hainaut, du Pévèle et du Mélantois réunis ! Il fait sec mais gris, c'est normal.
Et ça continue à travers champs, hameaux et villages aux noms mythiques pour les inconditionnels : Hornaing, Sars-et-Rosières, Warlaing, le pont Gibus pour un clin d'œil à Gilbert Duclos-Lassalle, deux fois vainqueur avec une fourche de VTT Rock Shox, en vogue à l'époque, curieusement abandonnée ensuite par les coursiers revenus au cadre classique, formule un peu souple (le Specialized Roubaix par exemple). On passe, après un clin d'œil à Marc Madiot à l'entrée de son secteur, à Orchies, un peu endormie en ce dimanche matin, pour reprendre la suite des réjouissances trépidantes avec les pavés de l'Abattoir puis du Nouveau Monde.
Ce dernier est agrémenté sur ses côtés de confortables sentes que je « ride » allègrement dans la roue de sympathiques Turinois, ce qui me vaut ensuite les railleries de Monseigneur qui considère gentiment que venir de Marseille pour escamoter les pavés, c'est de la triche. Je lui fais observer qu'en quarante ans de spectacle télévisuel sur cette course, j'ai souvent vu les pros opter pour la terre battue quand le temps est sec, ce qui est le cas aujourd'hui. J'ai au moins l'excuse de ne pas avoir de suspensions, et qu'on ne croie pas que le bas-côté soit de tout repos, car il demande de la vigilance et de l'adresse quand la configuration du secteur oblige à remonter sur le bombé. Nous arrivons sur ces considérations au ravitaillement de Faumont, dans une zone où le tracé FFCT prend ses libertés avec celui de la course, sans doute pour trouver le gymnase adéquat. Rien de presse, alors on tchatche et on casse la croûte. Ça repart avec le soleil qui perce aux alentours de midi : exceptionnel ! Il ne nous quittera plus jusqu'à Roubaix.
Et voici le secteur pavé souvent stratégique de Mons-en-Pévèle, agrémenté de quelques montées et descentes, plus quelques virages où il faut faire preuve de circonspection. On se souvient que Fabian Cancellara, maillot de champion de Suisse sur le dos, s'était envolé juste avant, sur un tronçon asphalté, sans lever le cul de la selle et dans une accélération qui avait alimenté une suspicion de moteur électrique bien planqué. Mystère. Mais voici que se profile une petite montée bien cassante où ce même Fabian a fait plus récemment un travers rendu célèbre par la prouesse technique de Peter Sagan sautant allègrement par-dessus « l'helvète on the ground »[1] et continuant tranquillement son chemin de l'autre côté. Curieusement, me voici dans ce secteur avec un anglophone revêtu du même maillot helvétique, mais il tient debout, celui-là.
[1] Allusion au Velvet Underground de Lou Reed et Andy Warhol
La suite est un peu plus facile jusqu'à Bouvines avec des secteurs moins longs tels que le Pont-Thibault, le Moulin de Vertain. Les hameaux et villages traversés sont parfois assez pittoresques sous le soleil : belles maisons de brique, des fleurs partout. Où est donc passé l'enfer ? Arrive Bouvines, lieu de bataille historique mais aujourd'hui ravito à 32 km de l'arrivée. Michel retrouve d'anciens potes de l'Oise et je me fais poser par l'assistance médicale sur les paumes des mains, un peu échauffées malgré les gants, des compresses de gaze fixées par du sparadrap tout autour, formule qui s'avérera efficace par la suite. Un autre participant a moins de chance : des énormes ampoules aux mains, je me demande comment il va finir...
A Cysoing, on entre dans la dernière portion stratégique de l'itinéraire : le pavé de la Vache Bleue (race locale), Bourghelles, Wannehain, et Camphin-en-Pévèle. Là démarre le sommet des pavés, l'oeuvre absolue, le champ de bataille héroïque : le secteur de l'Arbre. Haut du pavé hérissé comme le dos d'un stégosaure, bas-côtés défoncés ; accroche-toi le cycliste, la rédemption est au bout, le café de l'Arbre ! Finalement, on y arrive sans trop de mal et on serait presque déçu que les deux derniers secteurs restants soient nettement plus faciles. Enfin pas tant que cela pour le dernier à Hem, les nids de poule s'y disputant avec les pavés disjoints. Jusque là, on n'a eu aucun souci, ni physique, ni technique, zéro crevaison : vive les « gros » pneus gonflés à 4 bars, qui ne sont pas si pénibles que ça à emmener sur l'asphalte. Pas comme les gros pneus crantés sur les VTT de certains participants, peu efficaces en dehors des pavés...
Nous arrivons maintenant dans les faubourgs de Roubaix, un dernier faux-plat montant (où avait démarré opportunément Servais Knaven, un outsider, parti chercher une belle victoire au nez et à la barbe des favoris), une légère descente, un vrai billard, et voici le seul, l'unique, l'authentique : le vélodrome. Youpi, on y est, la cloche à l'entrée, un petit paquet de spectateurs, quelques encouragements et on se paie le luxe d'un sprint sur la ligne, bord opposé !
Bon, ben, finalement, on y est arrivé sans coup férir, c'est cool. Direction la buvette, bière locale et frites bien méritées. Michel va chercher son pavé-souvenir qu'il va falloir rapporter à notre logement distant d'une douzaine de kilomètres que nous allons bien sûr faire à vélo sur une piste cyclable presque plate, entre tram et boulevard dans la torpeur d'un dimanche après-midi. Récupération idéale.
Et nous revoici dans l'appartement pour une bonne bouffe de « conquérants de l'inutile ». On se promet de revenir pour le Tour des Flandres cyclo l'an prochain, histoire de tâter cette fois du pavé en pente de l'autre côté de la frontière belge mais à deux pas de là : Paterberg, Taaienberg, Vieux-Quaremont, Koppenberg, etc., par-delà la frontière un peu artificielle de la compétition. Exotique. Le vélo, c'est d'abord une culture et une histoire qu'il faut honorer. Honorons, honorons le choix de si belles[1]... classiques cyclistes.
[1] Citation détournée d'un air de l'opéra Atys de Jean-Baptiste Lully...